jeudi 19 mars 2020

Fatima


Elle s'est fait belle et elle a revêtu sa plus belle jupe. Une jupe  ! Elle, le garçon manqué qui joue aux billes, aux petites voitures et qui se dépense sans compter au ballon prisonnier dans la cour de récré.  Elle qui revient de l'école avec les genoux écorchés, éraflés. Petite fille aux pantalons souvent usés aux genoux et que sa mère raccommode avec des gros morceaux de cuir, comme en témoignent de nombreuses photos de classe. Elle porte aussi ce beau chemisier à fleurs dont elle est si fière, tant cette preuve de féminité est rare dans sa garde-robe. Oui, elle s'est fait belle. Elle a enfilé son beau bracelet d'argent et a fait ressortir sa chaîne en or, au bout de laquelle on peut apercevoir sa médaille de baptême. Elle l'aime ce pendentif que sa grand-mère maternelle a fait graver. C'est étrange comme elle l'aime  : non seulement il y a une erreur sur son prénom ( un «  c  » au lieu d'un «  k  », elle qui passe sa vie à préciser «  avec un k  » quand on lui demande son prénom), mais en plus, elle est une athée fervente et acharnée.  
Son  frère est tout beau aussi avec sa raie sur le côté. Tous les matins, il a droit à un coup d'éponge énergique sur le visage  ! Si énergique qu'il grimace. Il brille presque dit-on dans la famille. Cela les fait beaucoup rire, lui beaucoup moins. Elle, cela la dégoutait un peu de savoir qu'on nettoyait le visage de son frère avec l'éponge qui avait servi à tout dans la cuisine  !
Les voilà réunis tous les trois sur le balcon de leur appartement, à Casablanca, «  angle rue  Péronne et Dellys ». Cette adresse résonne encore, même trente-sept ans après. Cela doit être l'hiver. 
Pourquoi les a t-on fait poser là, tous les trois ? Elle ne sait plus. Elle se rappelle juste que ses parents étaient passionnés de photos et développaient eux-même leurs photographies noir et blanc en les trempant dans des bacs étranges, dans la petite salle de bains de l'appartement. Qu'il était alors strictement interdit de rentrer dans cette pièce calfeutrée où régnait une inquiétante lumière rouge. Elle se souvient juste de l'odeur des produits, des photos qui séchaient sur un fil. Parfois elle avait le droit d'être présente dans ce labo improvisé, et elle était impressionnée par cette ambiance, cette odeur et ces images qui apparaissaient petit à petit. 
Cette photo dans la cuisine, c'est une photo pleine d'amour et de complicité. Ces mains qui se mêlent, qui se tiennent, qui semblent dire « on se protège », «on s'aime». Les mains de Fatima qui les entourent. Ces petites mains de la grande sœur. Fatima est là, partout, tout le temps, tous les jours. Elle a passé huit ans de sa vie avec elle. Fatima s'occupait d'elle jusqu'à ce qu'elle soit en âge d'aller à l'école. Fatima l'a gardée quand ses parents sortaient le soir. Fatima était là tous les jours, du matin au soir. Elle aimait quand Fatima cuisinait son merveilleux couscous  ! Elle le disait à tout le monde à l'école. C'était comme un jour de fête  ! Fatima était venue passer un été au Pays Basque avec eux, car elle rêvait de voir la France mais elle n'avait pas tellement aimé ce pays, Fatima. Et un jour tout s'est arrêté. Il a fallu partir, se quitter, quitter ce monde familier dans lequel elle vivait depuis qu'elle avait deux ans, donc à vrai dire depuis toujours. Elle n'oubliera jamais les cris, les pleurs de Fatima quand il a fallu se dire au revoir ou plutôt adieu, car tout le monde comprenait que c'était à jamais. Elle n'oubliera jamais ces effusions, ces griffures sur le visage, ces bras qui la serrent si fort qu'elle croit étouffer. Elle n'oubliera jamais ces mots  hurlés : «  Vous êtes mes enfants ! Ne prenez pas mes enfants  ! ». C'est ce qu'elle entend, c'est ce qu'elle voit chaque fois que ses yeux s'attardent sur cette photo dans la cuisine, cette photo qui fane, cette photo qui la ramène au Maroc, à son enfance, à l'insouciance.   
C'est une simple photo qui fane dans la cuisine, la photo de Fatima. 




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