lundi 13 avril 2020

Objets inanimés...



Que les objets inanimés aient l’âme sentimentale, elle le savait depuis
toujours, la faute à Lamartine que sa mère aimait citer souvent,
seulement le premier vers, l’œil rêveur et la voix tremblante.
Au cours de ses études elle découvrit la suite et elle comprit pourquoi
depuis toujours elle avait peur. Les objets possédaient la force et le
pouvoir. Dès lors elle ne cessa de combattre.
Car les objets avaient leur vie propre. Ils choisissaient d’apparaître ou de
disparaître selon leur fantaisie. Parfois c’était anodin ou simplement
pénible : les clefs de voiture introuvables juste le jour où on est
particulièrement pressé, ou les lunettes, voire le bouquin essentiel qu’on
devait emporter. Elle avait trouvé des parades : plusieurs jeux de clefs
pour la voiture, des lentilles de contact à la place des lunettes, les livres
en pile sur le bureau. Quand elle retrouva son dernier trousseau de clefs
dans le réfrigérateur derrière les steaks, elle comprit que les objets
s’amusaient beaucoup à ses dépens. Après tout, c’était pas bien
méchant et plutôt drôle. Elle leur assigna d’office un périmètre de
confinement dans lequel ils pouvaient s’ébattre à leur aise, et elle fut
relativement tranquille à condition de rappeler les règles à la moindre
tentative d’incartade.
Les plus dangereux finalement étaient ceux qui restaient sur place. La
vie sourdait d’eux en halo, et il suffisait que l’un d’eux accroche son
regard pour qu’il déverse en elle tout ce qu’il contenait : des odeurs, des
sons, des inflexions de voix, des vibrations de sourires, des lueurs de
paysage, les couleurs d’un moment unique. C’était souvent beaucoup
trop fort. Il y eut même un objet tellement puissant qu’elle fut obligée de
le cacher au point d’en perdre la trace. Mais il luit quelque part. Et elle
sait qu’il réapparaîtra un jour, elle s’y prépare.
En attendant elle ne garde autour d’elle que les objets-bonheur, les
plus fragiles, les coups de cœur, car la courbe nacrée d’un gobelet peut
parfois consoler du bonheur perdu parce qu’il le fait vivre à jamais.

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